Le projet de loi intitulé « Travail maniable et faisable » a été transmis au Groupe des 10, un des hauts lieux de la concertation sociale où se réunissent les instances dirigeantes des organisations syndicales et patronales. Quelles en sont les grandes lignes ?

Kris Peeters : « Le but premier de ce projet de loi est de proposer une démarche qui se veut innovante, afin de stimuler les secteurs et de travailler à des solutions sur mesure, non seulement pour les entreprises, mais aussi pour les travailleurs. Ce projet se compose de deux parties : d’une part, une partie générale appelée le socle comportant des mesures directement applicables aux entreprises, et d’autre part un menu comportant une série de mesures pouvant être uniquement activées par les secteurs eux-mêmes. Le but final étant, dans la pratique, d’améliorer les conditions de travail, tant pour les employés que pour les employeurs. »

Bruno Leman : « C’est incontestablement un très bon signal qui est donné aux employeurs dans l’optique de rendre le travail plus flexible. On constate que, suite à la part de plus en plus conséquente occupée par la digitalisation des services, les clients qui viennent encore au contact de nos collaborateurs le font à des heures qui ne correspondent plus forcément aux heures classiques de bureau. Dès lors, il devient indispensable, à la fois pour les clients et les collaborateurs, de pouvoir compter sur cette flexibilité du travail et de la mettre en place en bonne concertation avec les partenaires sociaux pour qu’elle puisse être un succès. Une certaine inertie présente dans les règlements de travail va s’en trouver désormais grandement atténuée. »

Hubert Vanhoe : « La Belgique a clairement besoin de davantage de flexibilité, mais encore faut-il l’organiser convenablement, en sachant investir à bon escient, en éliminant les obstacles administratifs et en stimulant l’innovation. Dans cette optique, une entreprise telle qu’Adecco peut clairement jouer le rôle d’organisateur de flexibilité. Par ailleurs, la circulation des cerveaux peut être encouragée, en créant un environnement qui donnera envie aux étrangers de venir dans notre pays pour y étudier et acquérir de l’expérience. »

Caroline Mancel : « À l’avenir, les carrières professionnelles seront de moins en moins linéaires. Aujourd’hui, de nombreuses personnes cumulent deux jobs différents. Certes, parfois par nécessité, mais pas systématiquement : elles cherchent souvent également une polyvalence plus stimulante dans leur carrière et aussi parce que l’économie collaborative offre de nombreuses perspectives. Les agences pour l’emploi devront donc elles aussi s’adapter à ces nouvelles réalités, à ces changements et à ces réorientations de carrière plus fréquentes. »

Bruno Leman: "En effet, les grandes entreprises ne peuvent plus fonctionner comme avant : on doit y créer cet esprit de PME et rendre les gens plus autonomes sur le terrain"

Nathalie Mazy : « Cette flexibilité accrue prend tout son sens, y compris en ce qui concerne le recrutement stratégique. Les entreprises peuvent être aidées à contribuer globalement à augmenter l’employabilité de chaque personne à un moment donné de son passage dans l’entreprise. Ce qui rend cet enjeu de flexibilité très important pour les entreprises qui doivent investir en formation de leur personnel, alors qu’aujourd’hui une personne ne restera peut-être pas plus de 3 ou 4 ans au sein de cette entreprise. »

Jean-Louis Van Houwe : « La question de la flexibilité ne se pose même pas pour une PME de 30 à 40 personnes, dans le sens où elle est obligée automatiquement d’organiser cette flexibilité elle-même et de se remettre constamment en question. Ce projet de loi a donc ceci d’intéressant qu’il tend à rendre les grandes entreprises aussi flexibles que les PME. »

Bruno Leman : « En effet, les grandes entreprises ne peuvent plus fonctionner comme avant : on doit y créer cet esprit de PME et rendre les gens plus autonomes sur le terrain. Par exemple, chez CBC, en matière de crédit hypothécaire, 90 % des décisions se prennent déjà en agence. »

Jean-Louis Van Houwe : « On constate aussi que nous sommes souvent obligés de recruter des personnes atypiques, car les candidats en provenance de grandes entreprises font souvent preuve d’un comportement formaté et dès lors d’autant plus revêche au moindre changement. Parallèlement, nous avons certains collaborateurs dans la cinquantaine qui affirment avoir un réel plaisir et une vraie motivation à travailler dans une start-up, alors qu’elles étaient considérées comme trop âgées et donc plus vraiment indispensables dans les entreprises où elles étaient employées auparavant. »

Kris Peeters : « Justement, un des éléments les plus importants dans le projet de loi qui été élaboré est de combiner la flexibilité avec le travail dit faisable, ce qui est une tâche immense en soi, par exemple, pour les personnes de plus de 60 ans. »

Bruno Leman : « Pendant longtemps, on se trouvait dans un paradigme où on savait que la tranche d’âge de 55-60 ans était celle où on quittait l’entreprise. L’adaptabilité, c’est aussi accepter qu’à un moment donné de sa carrière il faille pouvoir changer de fonction, et pas forcément dans une logique de courbe ascendante. Il peut s’agir d’une courbe plate ou descendante, ou d’un salaire moins élevé en fin de carrière, ce qui ne doit pas être interprété comme un signal de non-reconnaissance de la part de l’employeur. En effet, il faut oser avoir ce débat de la diminution de salaire, sans quoi la conséquence inévitable sera que des entreprises vont continuer à licencier des gens de plus de 45-50 ans uniquement pour cette raison. Ce qui constitue un mauvais raisonnement d’un point de vue économique, mais aussi par rapport au savoir-faire au niveau de l’entreprise. »

Nathalie Mazy : « Il y a vraiment un grand changement culturel à mettre en place. En tant que recruteurs, nous nous trouvons souvent confrontés à ce genre d’apriori : un quinquagénaire représente un coût salarial trop élevé et voit sa candidature écartée. Alors que, justement, ces mêmes travailleurs font souvent le raisonnement inverse : à un âge où ils ne sont plus tributaires de l’éducation de leurs enfants (devenus grands et ayant quitté le domicile parental), ils éprouvent une réelle envie de travailler et d’apporter leur contribution professionnelle, bien au-delà de leurs prétentions salariales. »

Kris Peeters : « Là aussi, le débat sur l’employabilité en fonction de l’ancienneté est très délicat, mais je suis profondément convaincu qu’il est indispensable de trouver des solutions créatives et adéquates secteur par secteur. »

Jean-Louis Van Houwe : « On pourrait fort bien s’inspirer de l’exemple allemand en matière de mentoring, où les collaborateurs les plus âgés se chargent de l’encadrement et de la formation des nouveaux arrivants, afin que ceux-ci s’intègrent plus harmonieusement au sein de l’entreprise, tout en bénéficiant de précieux conseils liés à l’expérience acquise par leurs aînés. »

Caroline Mancel : « On constate d’ailleurs clairement qu’à Bruxelles, les chiffres du chômage diminuent, mais essentiellement chez les jeunes et très peu chez les plus de 50 ans. Pourtant, 23 % des chômeurs bruxellois ont plus de 50 ans, ce qui est énorme. Cet aspect fera l’objet de discussions approfondies lors des prochaines négociations du contrat de gestion en 2017. C’est un défi auquel il faudra faire face, avec des moyens budgétaires dont nous ne disposons pas actuellement. »

Il y a aujourd’hui de nombreux métiers dits d’avenir, mais paradoxalement aussi plusieurs dizaines de métiers en pénurie dans chaque région. Quelles pistes peuvent être dégagées pour remédier à cela ?

Caroline Mancel : « On mise évidemment beaucoup sur la formation. Or, il est clair qu’en région bruxelloise on dispose d’une économie de services qui requiert principalement des emplois qualifiés — avec 4 emplois sur 5 qui requièrent un diplôme — alors que 80 % de nos chercheurs d’emploi ont au maximum un diplôme de secondaire. D’où un décalage important entre l’offre et la demande. Ce besoin de formation est donc criant et c’est un aspect sur lequel on se base pour financer des formations nécessaires sur le marché de l’emploi. Actiris finance ces formations en fonction des besoins réels et effectifs des entreprises. Pour les emplois en pénurie (celui d’informaticien, par exemple), Actiris International aide à placer des chercheurs bruxellois dans des stages et des emplois à l’étranger ou encore à faire de l’incoming mobility lorsque l’entreprise est à la recherche d’un informaticien ou d’un ingénieur spécialisé. Grâce à des collaborations à travers le réseau européen EURES, il nous est possible de les aider à trouver les personnes adéquates à l’étranger. »
 

Nathalie Mazy : « En tant que recruteur, je constate à quel point l’enseignement devrait être transformé fondamentalement. Pas moins de 50 % des types d’emplois d’aujourd’hui vont être amenés à disparaître au cours des deux décennies. Dès lors, le jeune qui est face à un choix d’études va inévitablement se demander quel est l’intérêt d’apprendre un métier qui n’existera plus demain. À ce sujet, je vois par exemple que les jeunes Français sont beaucoup mieux armés pour le marché de l’emploi, car ils combinent des formations, des stages, dans une proportion bien plus importante que dans notre pays. Il manque probablement une plateforme entre universités, entreprises et acteurs du marché de l’emploi pour réfléchir aux cerveaux à préparer pour demain. »

Hubert Vanhoe : « On constate la même chose au niveau des matières acquises confrontées à la rapidité de l’évolution technologique. Ainsi, il est démontré que pour quelqu’un qui suit une formation d’ingénieur, 40 % de ce qu’il aura appris sera déjà dépassé dans 4 ans ! Il convient donc d’être beaucoup plus modulaire au niveau de la formation. »

Bruno Leman : « Il y a clairement un manque d’investissement dans les universités pour tout ce qui a trait aux stages et à l’apprentissage des langues. Il faudrait à cet effet pouvoir créer des ponts et des partenariats avec un univers académique qui fonctionne encore trop souvent en vase clos. »

Jean-Louis Van Houwe : « Effectivement, tout le monde parle de digitalisation. Or, il y a toujours un manque cruel d’informaticiens. Et la remarque est valable aussi pour l’apprentissage des langues, où des études de commercial devraient automatiquement impliquer une étude intensive du néerlandais. Pourtant, ce n’est pas le cas. »

Kris Peeters : « Des efforts peuvent certainement être faits en la matière au niveau régional. En effet, le problème n’est pas neuf. Et comme vous le précisez à juste titre, l’élément de la digitalisation s’est ajouté au débat. Le conseil supérieur de l’emploi a analysé la situation actuelle et celle des décennies à venir et il en ressort que les emplois de plus de 2 millions de personnes sont en danger de digitalisation dans les années à venir, tandis que de nouveaux emplois seront créés des suites de la digitalisation. Il est indispensable de changer non seulement l’éducation, mais aussi la mentalité des gens. Dans cette optique, j’ai lancé l’idée de créer un fond de réorientation pour mieux former les personnes avec une solidarité au niveau des secteurs. »

Bruno Leman : « Avec la nouvelle loi, on pourra espérer faire basculer un certain nombre d’emplois dans ces nouvelles possibilités de commerce qui se créent chez nous. La digitalisation n’est pas que destructrice d’emplois, mais la formation et la valeur ajoutée doivent s’étendre, de sorte que le client accepte de payer pour cela. On peut garder un service intéressant et des emplois, mais il faut élargir le spectre. »

Kris Peeters : « À cette problématique s’ajoute aussi une question de matching. Par exemple, dans le secteur des notaires, plus de 400 postes sont à pourvoir et certains employés du secteur bancaire — dont on connaît les difficultés actuelles — correspondraient parfaitement aux profils recherchés. »

Caroline Mancel : « Le matching en question se fera à l’avenir sur la base des compétences des personnes, ce qui permettra de créer des correspondances entre différents métiers. Un outil de matching automatique est d’ailleurs en train d’être développé pour œuvrer en ce sens. »

Caroline Mancel: "À Bruxelles, on dispose d’une population très jeune dont on aura besoin dans la périphérie, car on prévoit là-bas une vague de mise à la retraite au niveau de la population locale dans les années à venir"

Jean-Louis Van Houwe : « Le manque de mobilité est aussi un point interpellant en Belgique. Alors qu’en France, les déplacements importants ne posent guère de problème, les réticences sont beaucoup plus fortes chez nous, malgré que le fait que le territoire soit beaucoup plus petit. »

Hubert Vanhoe : « C’est une caractéristique qui se vérifie chez Adecco également. Ce problème de mobilité est clairement un frein à l’emploi. »

Caroline Mancel : « À Bruxelles, on dispose d’une population très jeune dont on aura besoin dans la périphérie, car on prévoit là-bas une vague de mise à la retraite au niveau de la population locale dans les années à venir. Un bureau commun Actiris-VDAB fonctionne d’ailleurs à l’aéroport, avec pour but commun d’attirer les Bruxellois vers la périphérie. »

Face à ces changements, l’importance du bien-être au travail et de l’employee benefits n’en prend donc que plus de sens ?

Nathalie Mazy : « De nombreuses études montrent que si les gens sont heureux au travail, il y a un impact sur les résultats mesurables de l’entreprise. Ce n’est donc pas quelque chose d’anodin, mais le rewarding doit être vu de manière très flexible. Il n’y a pas si longtemps, la politique de voiture de société était imposée à tout le monde, sans choix possible. Cette flexibilité doit être prévue aussi au niveau de la carrière, si on veut prendre un long congé, par exemple. Un rewarding qui intègre cette notion d’apprentissage et de développement continu pour augmenter l’employabilité prend en effet tout son sens. »

Bruno Leman : « À noter toutefois que le bien-être est un paradoxe. La nouvelle loi de septembre 2015 qui est très innovante et ambitieuse est pourtant très difficile à mettre en application. Comme on constate une contraction de l’emploi, il faut pouvoir allier un emploi durable avec une pression dans le job qui soit correcte. D’où la grande importance du management et du leadership, avec des personnes qui sont empreintes de cette préoccupation. Des études démontrent que quand la vie d’un collaborateur n’est pas équilibrée, sa productivité n’est que de 45 à 50 %. Il est donc crucial de créer les bonnes conditions de travail, mais aussi de management et de reconnaissance non financière, avec un cursus d’apprentissage où chacun doit entrer dans sa carrière avec l’idée d’apprendre et de continuer à apprendre tout au long de l’évolution de sa carrière. On n’a donc jamais autant parlé de bien-être alors qu’il y a de moins en moins d’employés dans l’entreprise. Ceux-ci ont dès lors l’impression qu’on leur demande sans cesse plus avec moins. Une perception qui n’est toutefois pas tout à fait exacte, car on a gagné beaucoup en efficacité grâce à la technologie. »

Jean-Louis Van Houwe : « La qualité de vie au travail et les solutions digitales sont à la base de nos stratégies de développement de produits dans notre entreprise. L’idée est qu’avec la digitalisation, un émetteur de chèques-repas a un accès immédiat au salarié. Notre stratégie est donc de pouvoir procurer des outils aux Ressources Humaines afin de pouvoir développer cette qualité de vie au travail. Ce qui peut se traduire très simplement par des applications mobiles utilisées pour savoir où sont les restaurants et commerces à disposition. Là où se développe notre stratégie, c’est de pouvoir par exemple délivrer des conseils visant à améliorer la productivité : prendre des pauses régulières, ne pas manger son repas de midi devant son clavier, etc. »

Bruno Leman : « L’entreprise attend une certaine loyauté de son employé, mais ce dernier attend lui aussi la même chose de son employeur. Une grosse vague de départs pose de nombreux questionnements chez un collaborateur. Pour trouver les facteurs de motivation, il faut être dans une flexibilité de PME à l’intérieur d’une grande entreprise pour toujours demeurer en contact avec le but final de cette dernière. »